mardi 5 mai 2009

MÉDIAS Direct 8 : le sourire de Morandini


La télévision, disait Godard, fabrique de l’oubli. Si l’on ne se souvient d’aucune des vedettes passées par le petit écran, on se souvient encore moins de ce qu’y faisaient ceux qui, par miracle, sont parvenus à faire leur come-back.
Le cas de Jean-Marc Morandini est exemplaire : au milieu des années 1990, il pilote sur TF1 une émission à succès, «Tout est possible», mélange nauséeux de télé-réalité et d’obscénité compassionnelle. Morandini fait alors office d’épouvantail : vampire de la misère humaine, sourire carnassier et tête à claques, trop, c’est trop, et la direction de TF1 le dégage. Le bonhomme ne quitte pourtant pas le terrain et, dans l’ombre, continue de fureter dans le monde des médias, NRJ, Nostalgie, RMC, Europe 1.
Puis, en 2006, il revient sur la scène médiatique armé d’un essai aussi novateur que malin, subtilement titré «Télé-vérité : parents, vos enfants sont en danger !». L’arnaque est énorme, mais ce ramassis de clichés et d’imbécillités crasses produit son petit effet : Morandini enchaîne les plateaux de télé, fait son mea culpa mille fois (oui, «Tout est possible», c’était pas terrible), avoue avoir compris, regrette, le trash man conquiert enfin une virginité morale. Morandini sait combien la télévision adore jouer les confessionnaux. Le voici enfin du côté du Bien, de la protection des regards, de l’éthique du spectateur. On croit rêver, tout sonne faux, son sourire préfabriqué n’a pas varié d’un iota, mais ça marche.
Profil bas, le nouveau Morandini a profité de la prolifération des chaînes du câble pour revenir dans le poste et s’incruster sur Direct 8, une petite station sans âme comme il en existe des dizaines : entre talk-shows cheap et flux continu de séries télé abrutissantes, Jean-Marc a refait son trou, transposant ici une émission qu’il anime sur Europe 1. Son titre, «Morandini !», avec un point d’exclamation en forme de pied de nez, soit l’aveu rigolard d’un retour en grâce que personne n’aurait imaginé voilà dix ans. Invertébrée, molle, faussement dynamique et ricanante, l’émission bénéficie enfin d’une poignée de téléspectateurs abrutis que Jean-Marc, en début d’émission, sonde brillamment. «Qu’avez-vous regardé hier soir, Lucien ?», s’enquiert l’animateur, la paupière basse et l’air condescendant. «Moi ? Les Experts», bafouille ledit Lucien, tout rouge et fagoté comme un réfugié polonais, ému de vivre enfin son instant warholien. «Et ça vous a plu ?» Oui, répond l’intéressé, avant de passer le micro à l’un de ses homologues interchangeables. Rideau, pour lui, c’est fini, au suivant, une nouvelle proie timide que Morandini s’apprête à pomper, l’air hilare et les canines sorties.

Jean-Baptiste Thoret

COOPÉRATION : Rwanda, un génocide qualité France

Article de Sylvie Coma paru le 18 avril 2007 dans le numéro 774 de Charlie Hebdo

Le génocide rwandais, dont on commémore le treizième anniversaire, fut une réussite. Grâce à l’excellence française en matière d’assistance militaire. Un savoir-faire, mitonné à l’ancienne dans la bonne vieille marmite coloniale, dont ont su profiter les dictatures du pré carré africain.

C’est au pas de charge que la France, en octobre 1990, est entrée dans le conflit rwandais. Tout a démarré sur un coup de fil exprès du général-président Juvénal Habyarimana à son ami Jean-Christophe Mitterrand, alors responsable de la cellule africaine de l’Élysée. Le régime rwandais, ethniquement pur et hutu, vient d’être attaqué par les exilés tutsis du Front patriotique rwandais (FPR), à partir de l’Ouganda. Les troupes assaillantes sont composées de réfugiés tutsis, bien décidés à rentrer par la force au pays de leurs ancêtres, dont ils ont été chassés, de tueries en pogroms, depuis la fin des années 1950. Habyarimana est aux abois. Jean-Christophe Mitterrand, lui, se prend pour Marie Dubas dans Le Fanion de la Légion : «Nous allons lui envoyer quelques bidasses, au petit père Habyarimana. Nous allons le tirer d’affaire. En tout cas, cette histoire sera terminée en deux ou trois mois1.» On connaît la suite. Cette «histoire» franco-rwandaise de «bidasses» se terminera trois ans et demi plus tard avec le dernier génocide du xxe siècle : entre huit cent mille et un million de morts, en cent jours. Quant au régime génocidaire, il sera finalement défait par les troupes rebelles du FPR, le 4 juillet 1994, à Kigali. Malgré le soutien amical de la France. Un soutien qui a une longue histoire…
Le premier à s’être entiché de la dictature militaire de Juvénal Habyarimana est Valéry Giscard d’Estaing. En 1975, à l’issue d’un safari, il décide d’intégrer cette ancienne colonie belge dans la zone d’influence française. Ce pays, à peine plus grand que la Bretagne, présente un avantage stratégique certain : accolé au géant zaïrois comme une mouche sur le dos d’un léopard, il est, avec le Burundi, l’un des derniers verrous de la francophonie dans une forteresse de pays anglophones.
En juillet 1975, la France ajoute cette petite pièce manquante au puzzle du pré carré africain, en signant avec le Rwanda un «accord particulier d’assistance militaire». Ce traité, qui ne sera jamais publié au Journal officiel, ni présenté au Parlement, prévoit la fourniture de matériels et l’envoi d’instructeurs militaires. Une grande histoire d’amitié commence.



Un génocide à monter soi-même

Le régime mis en place par Habyarimana, au lendemain d’un putsch sans violence — en 1973, deux automitrailleuses lui ont suffi pour prendre la capitale —, passe pour une «dictature à visage humain» des plus présentables, comparée à celles d’un Bokassa ou d’un Eyadema. Les Français, par le biais de la coopération militaire, aideront cette République méritante à devenir un modèle d’obéissance encore plus accompli…Habyarimana, totalement en phase avec l’idéologie raciale qui prévaut au Rwanda depuis la colonisation belge, donne un regain de vigueur à l’apartheid dont sont victimes les Tutsis depuis l’indépendance du pays. Au nom de la «majorité ethnique» (le Rwanda compte alors 85 % de Hutus, 14 % de Tutsis et 1 % de Twas), il bétonne le concept de «démocratie majoritaire». Les Tutsis sont exclus de la vie politique, le système des quotas est maintenu, l’appartenance ethnique est mentionnée sur la carte d’identité, les militaires n’ont pas le droit d’épouser des Tutsis… Le chef de l’État enferme son peuple dans une prison ethnique, encore plus perfectionnée que la précédente, car méthodiquement organisée, grâce au savoir-faire français.Dès 1976, les premiers gendarmes instructeurs débarquent au Rwanda avec une spécialité testée en Indochine et éprouvée en Algérie : la doctrine de la «guerre révolutionnaire», un dispositif de contrôle social qui «fonctionne avec les instruments utilisés lors de la bataille d’Alger2» et qui permet de passer au crible les collines rwandaises dans leurs moindres bosquets. Les techniques sont livrées, clés en main.D’abord, le fichier central de recherche criminelle. (C’est cette base de données qui servira, pendant le génocide, à dresser les listes des «cancrelats» tutsis à éradiquer.)Ensuite, l’organisation des chaînes de commandement. Le Rwanda est plié comme un lit au carré : au sommet d’une organisation pyramidale, le chef de l’État, ministre de la Défense et chef du parti unique, a autorité sur tous, contrôle et nomme tout le monde, jusqu’aux bourgmestres des cent quarante-trois communes, à la base du système de surveillance. (C’est ce réseau communal qui encadrera, équipera et organisera les milices pendant le génocide.)Chaque scribouillard de l’administration territoriale remplit soigneusement sa tâche de mouchard, en rédigeant régulièrement des rapports de renseignements sur papier carbone. Les moindres éléments potentiellement (ou ethniquement) perturbateurs sont passés au tamis. Il est interdit aux habitants de s’absenter plus de trois jours de leur commune sans une autorisation écrite du bureau communal…Enfin, les cellules de base du parti unique — dont tout citoyen est obligatoirement membre, de sa naissance à sa mort — transmettent les mots d’ordre de l’exécutif. Marches de soutien, manifestations, animations… L’enthousiasme populaire est réglé comme une chorégraphie nord-coréenne et mis en musique par la radio nationale. Ce redoutable outil de propagande — au sein d’une population à 60 % analphabète — est contrôlé, comme il se doit, par le patron du Service central du renseignement.C’est ce quadrillage militaire, administratif et politique qui, vingt ans plus tard, permettra le déroulement efficace, rapide et précis du génocide… Merci qui ? Merci, la France.

Sylvie Coma

1. Citation de Gérard Prunier dans l’ouvrage de référence Rwanda : le génocide, Dagorno.

2. Pour tout comprendre à la doctrine française de « guerre révolutionnaire », lire absolument Une guerre noire, de Gabriel Périès et David Servenay, La Découverte, 25 euros.




Génocide
Quatre ans de rodage


Octobre 1990
Quelques heures après l’offensive du FPR, une première vague de cent cinquante paras est aéroportée depuis la Centrafrique. Rapidement, l’effectif des troupes françaises atteint les six cents hommes. Leur mission officielle : la protection des ressortissants français. Même là où il n’y en a aucun, dans le nord du pays, sur la ligne de front… Les soldats français règlent les pièces d’artillerie, pilotent les hélicoptères, supervisent les opérations de sécurité, tiennent les barrages filtrants. Et vont même jusqu’à conduire des «interrogatoires musclés», comme en témoignera Me Éric Gillet, de la Fédération internationale des droits de l’Homme, en novembre 1991…

Décembre 1990
Le torchon extrémiste Kangura publie en quatrième de couverture la photo officielle de Mitterrand, sympathiquement légendée : «Les grands amis, on les rencontre dans les difficultés.» Dans le même numéro, un décalogue haineux — Les Dix Commandements du Hutu — ordonne aux Hutus de «cesser d’avoir la moindre pitié pour les Tutsis». Les premières tueries commencent : un millier de civils tutsis sont massacrés dans le Mutara. Puis quelques centaines d’autres, dans la commune de Kibilira… En janvier 1991, c’est au tour des Tutsis Bagogwe : un millier de tués… Tous ces massacres sont consignés dans des télégrammes diplomatiques qui ne changent rien à la politique de la France au Rwanda. Au contraire. Paris décide de soutenir le moral des troupes rwandaises, en leur envoyant les soldats d’élite des DAMI (Détachements d’assistance militaire et d’instruction) et des CRAP (Commandos de recherche et d’action dans la profondeur). Trente, puis cinquante… Au printemps 1992, ils sont au nombre de cent. Leur spécialité : la lutte antiguérilla et ses techniques de guerre antisubversive. Ça tombe bien, l’organisation des massacres gagne en professionnalisme.

Mars 1992
Un faux tract, lu cinq fois à la radio, dénonce l’infiltration d’«agents terroristes étrangers». La manœuvre provoque aussitôt de nouveaux massacres dans le Bugesera…
Deux ans avant le génocide, les groupes d’«autodéfense» sont déjà parfaitement opérationnels. Et les forces gouvernementales, grâce à l’armement livré par la France, sont passées de cinq mille à quarante mille hommes.

22 novembre 1992
Le vice-président du parti présidentiel, Léon Mugesera, lance un appel explicite lors d’un meeting : «Sachez que celui à qui vous n’avez pas encore tranché la tête, c’est lui qui vous tranchera la vôtre. Ces salauds doivent disparaître tous ensemble. Nous devons nous mettre au travail tous ensemble.»

Février 1993
Le projet d’extermination est formalisé par le colonel Théoneste Bagosora, directeur de cabinet au ministère de la Défense. Commandes de munitions, encadrement des miliciens, émissions de radio : le dispositif est détaillé dans son agenda personnel…

Août 1993
Juste après la signature du traité de paix d’Arusha, les armes sont ouvertement distribuées aux miliciens… La France continuera à en livrer plusieurs semaines après le déclenchement du génocide.

6 avril 1994
Une demi-heure après l’attentat contre le Falcon 50 du président Habyarimana et bien avant que l’événement soit annoncé à la radio, les premiers barrages filtrants sont dressés dans la capitale. Les tueurs ont leurs listes en main… Quelques jours plus tard, la France organise la fuite de plusieurs membres des «escadrons de la mort». Et abandonne aux machettes le personnel tutsi de la mission diplomatique française.

S. C.

REPORTAGE : Bison Futé pour crapauds en rut

Article paru dans le numéro 825 du 09 avril 2008

L’appel du sexe n’attend pas forcément les beaux jours. En tout cas pas chez les crapauds, qui vont déjà se reproduire dans leur mare natale, au risque de périr écrasés sur les routes. Heureusement pour eux, des humains compatissants les aident à traverser.



Forêt de Fontainebleau, huit heures du mat’. Pendant que les écolos de salon se couchent tard pour refaire le monde, les écolos de terrain se lèvent tôt pour en sauver les miettes. Ce sont eux que nous accompagnons aujourd’hui au village de Larchant.
Bienvenue à Crapauland. La première difficulté est de se garer en n’écrabouillant personne (je parle des batraciens). Mettre un pied à terre sans glisser sur un crapaud n’est pas moins facile. Ils sont partout, progressant d’une démarche lente et clopinante et coassante, et cependant inexorable (souvenez-vous des morts-vivants...). Souvent par paires, l’un juché sur le dos de l’autre. Ma parole, ils niquent en marchant ?! Pas tout à fait, nous explique Julie Maratrat, du parc naturel régional du Gâtinais : «Chez les crapauds, la fécondation est externe. Les mâles commencent par enserrer les femelles. Celles-ci finiront par expulser leurs œufs que les mâles arroseront ensuite de leurs spermatozoïdes.»



Avouons que la vie sexuelle des crapauds nous était peu familière. Mais nous apprendrons qu’ils passent l’hiver en forêt, enfouis, pour se protéger du froid. Et qu’aux premiers radoucissements ils sont obsédés par l’idée d’agripper une femelle, mais ça, on s’en doutait. Pour ce faire, allez savoir pourquoi, ils migrent vers la mare de leur naissance, et peu importe qu’elle soit située à deux ou trois kilomètres, ils s’y dirigent guidés comme la boussole par l’aimant (ils se repèrent à l’odeur, suppose-t-on). Cela donne le tableau de femelles portant un prétendant (plus petit qu’elles), parfois deux ou trois, quatre et jusqu’à cinq, sur leur dos.



Recensement « manu militari »

Le problème des crapauds, c’est quand leur chemin de migration traverse une route. Qui dit route dit voitures. Sachant qu’un crapaud met une vingtaine de minutes pour la traverser, ça ne fait pas lourd la probabilité d’arriver vivant de l’autre côté. D’où le dispositif mis en place par le parc régional du Gâtinais. 750 mètres de bâches en plastique posées verticalement sur le sol. Le crapaud s’avance, boum, il percute l’obstacle. Obstiné, il le longe. Mais tous les dix mètres, des trous ont été creusés. Et dans les trous, des seaux ont été placés. Le crapaud y tombe.



Ça n’est pas le grand confort, vu qu’ils sont déjà des dizaines dans le récipient et que bien d’autres encore vont y tomber — mais c’est toujours mieux que de passer sous une roue de bagnole. Il ne reste plus qu’à attendre d’être transporté, puis libéré, de l’autre côté de la route.
Ce n’est que la moitié du boulot. Car après avoir procédé à leur commerce de gamètes, mâles et femelles referont le trajet en sens inverse. Ce qui donne un chassé-croisé où juillettistes et aoûtiens sont respectivement les crapauds qui partent baiser et ceux qui en reviennent. Et il faudra, de même, aider ces derniers à traverser la route au retour.

Les voyages forment l’adn

Aujourd’hui, 2 509 amphibiens auront été interceptés. Le record de la saison (bilan entre fin janvier et début avril : 19 692 crapauds). Sans ce dispositif, la population de crapauds, déjà mal en point à cause de la disparition des zones humides, s’effondrerait vite. «Un flux de 4 à 12 véhicules par heure tue 18 % des crapauds communs», nous apprend Julie Maratrat. Rien qu’à Larchant, on compterait une centaine d’écrasés par jour. Vu qu’une omelette de crapauds vaut bien une plaque de verglas, les humains ne seraient pas non plus épargnés (et allez donc raconter que vous êtes tombé de vélo en glissant sur un crapaud...).
Je connais des persifleurs qui trouveront boy-scout l’assistance routière aux crapauds. Apprenons à ces ignorants qu’il s’agit au contraire d’une démarche avant-gardiste, d’ailleurs dans le droit-fil du Grenelle de l’environnement. L’un de ses enjeux était en effet les «trames vertes», comprenez la mise en place de corridors biologiques permettant aux animaux de circuler entre les zones protégées. Il faut savoir que la santé d’une population animale exige un bon mélange de gènes (sinon c’est la consanguinité, dont on sait les méfaits).
L’idée est qu’on ne peut plus se contenter de préserver la biodiversité en parquant les animaux dans des réserves, fussent-elles gérées au mieux. Les animaux ne sont pas les icônes statiques d’un environnement qu’on aimerait protéger sans trop gêner les promoteurs immobiliers. Comme les humains, les animaux bougent, voyagent, migrent, et il est grand temps d’en tenir compte pour concilier leurs routes et les nôtres, afin d’éviter que chaque automobiliste ne devienne un viandard malgré lui1.

Antonio Fischetti

1. Il y a plusieurs façons d’éviter les omelettes de crapauds : dans certains lieux on interrompt la circulation routière, dans d’autres on creuse des «crapauducs», sortes de minitunnels leur permettant de traverser. Le même principe s’applique à d’autres animaux : pour que les écureuils puissent franchir les routes, on tend parfois des cordes entre les arbres situés de chaque côté.

C’EST PAS MON GENRE : Voir sous les jupes des hommes



Las de subir chaque matin la même routine vestimentaire et de n’avoir le choix, pour couvrir leurs charmantes gambettes, qu’entre le pantalon, le pantalon et, les jours de fête, le short ou le bermuda, une poignée de mecs revendiquent le droit de s’affranchir, de diversifier leur garde-froc et de porter des jupes. Et alors ?

Un mâle, un vrai, hardi et couillu, se doit d’être fonctionnel, serré dans son slip et contraint de rejeter tout ce qui se rapproche de près ou de loin des attributs de gonzesses. Tel est l’idéal viril du cow-boy solitaire et la norme monolithique des sociétés industrialisées. La jupe, c’est pour bobonne, les travelos et les tarlouzes, et, si dans notre extrême bonté, on octroie le kilt à l’Écossais et la robe longue au dalaï-lama, c’est uniquement pour le folklore, cet exquis racisme exotique qui nous invite au dépaysement et nous rappelle que, décidément, nous n’avons pas les mêmes valeurs.
Ces braves types ne rentrent dans aucune de ces catégories et enfilent la jupe non pour jouer les grandes folles à la Samantha — la série débile de France 2 —, encore moins pour rejoindre le club des dress-crosser — les hommes fascinés par la féminité et qui piquent toutes les fringues et le maquillage de leurs épouses.
Ils sont fiers d’être des hommes, refusent de mettre des robes et des collants féminins, inadaptés à leur corpulence, et rêvent d’un monde où la jupe serait asexuée, comme le pantalon.

• Et le week-end des 2 et 3 mai, dans le cadre du festival Vogue la matière, à Bourg-sur Gironde, pour la première fois, les créateurs français Anna Morvestir et Hiatus présenteront leurs gammes de jupes pour hommes…

Les grands couturiers (Agnès B., Jean Paul Gaultier…) ont bien sûr expérimenté la jupe pour homme depuis fort longtemps, et celle-ci descend progressivement des podiums : des créateurs proposent jupes de saison et collants masculins — avec un système ingénieux permettant de libérer le pénis pour uriner debout et suffisamment épais pour contenir les poils aux pattes —, mais à des prix exorbitants : 30 euros au minimum pour un collant, de 100 à 400 euros pour une jupe !
Il est donc fort coûteux de s’habiller comme on aime, surtout pour subir les quolibets sexistes de ses congénères — les railleries les plus machistes émanant justement des femmes, autorisées à porter le pantalon depuis soixante ans seulement —, qui continuent d’entretenir et d’imposer les vieux stéréotypes de la masculinité.
Comme si l’appartenance à un genre et la preuve de la différenciation sexuelle se limitaient à un bout de tissu. Ces messieurs veulent disposer de leur corps et se libérer des contraintes de l’illusion virile : un nouvel homme est en train de naître. Et il avancera dans un froufrou de jupons.

1. L’association HEJ, créée en 2007, a une trentaine d’adhérents dans toute la France, fiers de porter des jupes pour mecs. Et beaucoup plus de sympathisants, anonymes. Voir leur site : i-hej.com

Pour en savoir plus sur les jupes pour hommes et les hommes en jupe, allez voir sur www.jupe-skirt.info

Agathe André

REPORTAGE EN ARCTIQUE : Pas de drapeau blanc pour l’ours blanc

Article paru dans le numéro 841 du 30 juillet 2008

Partout dans le monde, l’ours blanc est un symbole. Sauf ici, dans l’Arctique canadien, où il est un gibier. Et aussi, entre chasse et fonte des glaces, un enjeu politique et financier.



C’était la grande question à mon retour. Et, j’ai dû l’avouer, non, je n’en ai pas vu, d’ours. Même si, m’empressais-je d’ajouter, j’aurais pu. Car s’il est un endroit où l’ours pullule, c’est bien ici. Au Nunavut, territoire de l’Arctique canadien. Sur 25 000 ours polaires dans le monde, on en compte 15 000 ici.
Dans la petite île d’Igloolik, personne ne sort sans son fusil. Il suffit d’aller pisser pour être mis en garde : «Attention, ne t’éloigne pas trop, regarde bien autour.» Et même si de mémoire d’Inuit personne ne s’est jamais fait bouffer par un ours, on ne sait jamais. Trois mètres de haut, des griffes à vous arracher la tête d’une chiquenaude et aucun scrupule à vous transformer en steak. L’ours par l’odeur alléché va même jusqu’à rôder près des maisons… Maisons en face desquelles il finit le plus souvent écartelé, vidé, et en train de sécher.







Le Graal des viandards de luxe

Car l’ours est surtout un gibier. Tradition oblige, les Inuits ont droit à des quotas de chasse : 500 ours pour tout le Nunavut en 2008. Trente et un pour les 1 500 habitants d’Igloolik (soit, en moyenne, un tous les dix jours, ce qui n’est pas rien).
Une partie de ces quotas est dédiée à ce qu’on appelle ici la «chasse sportive». Comprenez : de riches étrangers qui viennent tirer un ours pour ramener la tête et la peau dans leur salle de séjour. Les demandes affluent du monde entier, «car l’ours est pour n’importe quel chasseur le roi des trophées», explique l’organisation des chasseurs et trappeurs d’Igloolik, qui sélectionne les heureux trous du cul. Cette année, cinq des trente et un ours attribués à Igloolik ont été cédés à ces amateurs de chair fraîche. «Il y a dix-neuf demandes en ce moment. Nous les mettons dans un chapeau et nous tirons au sort.» C’est que ça se mérite, un ours : comptez trois à cinq ans d’attente — mais pas d’inquiétude, en allongeant les dollars, ça finit toujours par venir.

Quand l’ours est vache à lait.

L’ours est rare, mais pas tant que ça. D’un côté, 15 000 bêtes réparties sur une surface grande comme trois fois la France, ça n’est pas grand-chose. Mais, si on fait le calcul, ce sont trois ours de moyenne sur un carré de 20 kilomètres de côté. Avec un bon hors-bord et une bonne paire de jumelles, c’est le carton assuré. «En plus, la plupart du temps, c’est l’ours qui vient vers nous», commentent les chasseurs. Le naïf croit sentir une proie, s’approche en salivant, et c’est lui qui se fait descendre par un bedonnant flanqué d’un fusil de guerre. C’est dire le caractère «sportif» d’une telle chasse.
Comme tous les chasseurs du monde, les Inuits voudraient tirer toujours plus sans être emmerdés. C’est pourquoi ils ont l’impression d’avoir l’univers entier contre eux. Tenez, le gouvernement américain, par exemple, qui au mois de juin dernier plaçait l’ours blanc sur la liste des espèces menacées (à cause de la fonte des glaces, qui l’empêche de chasser le phoque). «Les ours ne sont pas les affaires des Américains», rage l’Inuit du rang. «Cette décision aura un impact économique négatif sur les Inuits», renchérit sur un ton plus diplomatique le vice-président du Nunavut. Il faut dire que l’ours, et ça on le sait moins, représente un bon paquet de dollars.
Sur 500 ours chassés dans l’année, une bonne centaine le sont par les fameux chasseurs «sportifs». Chacun d’eux déboursant 35 000 dollars (voyage, frais de guide, matériel…), l’ours rapporte 3 millions de dollars, dont la moitié reste au Nunavut. Pactole non négligeable pour ce territoire de 30 000 habitants.
Mais, depuis le classement sur la liste des espèces menacées, les chasseurs américains ne pourront plus revenir à la maison avec leur trophée. À quoi bon chasser si on ne peut pas montrer le cadavre aux copains ? Les tartarins américains se rabattront logiquement sur d’autres fauves. D’où un manque à gagner que déplore le ministère de l’environnement du Nunavut : «Pour l’instant, il reste encore suffisamment de chasseurs qui viennent d’autres pays, mais on redoute que l’Europe copie la décision américaine.» La jolie peluche s’est muée en enjeu politique et économique ; et, au Canada comme partout ailleurs, on ne rigole pas avec ça.



La peluche cannibale

Arrêtez de nous emmerder, les ours ne sont pas menacés pour la bonne raison qu’ils n’ont jamais été aussi nombreux. Leitmotiv martelé par les chasseurs inuits, les organisateurs de safaris polaires et le gouvernement du Nunavut. En contrepoint, la voix de Lily Peacock, jeune biologiste responsable de la gestion des ours à Igloolik : «C’est vrai que les ours sont plus nombreux que dans les années 1970, où ils n’étaient que 5 000. Mais c’est parce qu’ils ont été protégés que leur population a augmenté. Si on relâche la protection, ils vont décliner à nouveau.» De fait, les experts les plus pessimistes prédisent la disparition de l’ours blanc d’ici à une quarantaine d’années. À cause de la chasse, mais aussi, bien sûr, de la fonte des glaces, «trop rapide pour que l’ours puisse s’adapter».
Ne pas s’adapter, c’est risquer de finir comme ces deux ours qui ont dérivé depuis le Groenland sur un iceberg avant de se faire abattre en Islande par des policiers affolés. Ne pas s’adapter, c’est aussi, moins médiatiquement, crever de faim, tout simplement : «On découvre de plus en plus d’ours faméliques, et même des cas d’infanticides ou de cannibalisme, car les ours ont de plus en plus de difficultés à se nourrir. Ce genre de chose était rarissime auparavant.» Lily Peacock a même estimé le nombre d’ours morts à cause du réchauffement climatique : environ 200.
J’en connais qui s’en tamponnent, de cet ours trop mignon pour être autre chose qu’une icône pour petits nenfants. Pas sa faute à lui si l’ours est à la banquise ce que Lady Di était aux bombes antipersonnel. Un symbole parfois agaçant, il est vrai. N’empêche : on peut aimer les peluches sans être nunuche.

Antonio Fischetti

RWANDA : L’enquête à la machette du juge Bruguière


Article de Sylvie Coma paru le 26 Novembre dans le numéro 858 de Charlie Hebdo

L’arrestation de Rose Kabuye relance l’enquête française sur l’attentat contre Habyarimana. Enquête qui présente quelques lacunes croquignolettes.

Le dossier était sur le point d’être bouclé. Avec la récente arrestation de Rose Kabuye, directrice du protocole du président Kagame, le voilà relancé. Désormais, ses avocats ont la possibilité d’y ajouter leurs requêtes. Les deux magistrats instructeurs qui ont succédé au juge Bruguière sur cette affaire peuvent donc se préparer à quelques nuits blanches, la défense va leur donner du boulot.
Car si l’on en croit le contenu de l’ordonnance de soit-communiqué, rendue publique en 2006, tous les témoins retenus dans le dossier d’instruction sont des témoins à charge. On y croise des génocidaires inculpés par le Tribunal pénal international, des «défecteurs» de la rébellion menée par Kagame, des militaires français pleurant toutes les larmes de leur honneur bafoué… Et deux anciens rebelles, Emmanuel Ruzigana et Abdul Ruzibiza, catapultés par Bruguière au rang de «témoins clés», qui se sont finalement rétractés, en avouant qu’ils avaient été manipulés…

Finalement, on n’a rien vu.

À part ça, le dossier d’instruction semble vide de tout élément matériel de preuve. Pas le moindre débris d’avion à expertiser, ni le plus petit fragment de missiles à se mettre sous le microscope… Bruguière n’est jamais allé sur le terrain. En revanche, d’autres y sont allés pour lui. Paul Barril, par exemple, l’ancien gendarme de l’Élysée, passé maître dans le tripatouillage des pièces à conviction depuis l’affaire des Irlandais de Vincennes. Après avoir hanté les couloirs de l’Élysée et arpenté, de 1990 à 1994, les salons du palais présidentiel de Kigali, Barril, à la tête d’une boîte de barbouzes dénommée «Sec­rets», a poursuivi sa carrière sur le continent africain comme conseiller de la veuve du président Habyarimana… Il a donc toutes les raisons de se retrouver au cœur du dossier rwandais.
Quelques semaines après l’at­tentat, le baroudeur tropical a fait irruption sur les écrans de la télévision française en assurant détenir des pièces capitales pour l’avancée de l’enquête : deux lance-missiles SAM 7, les enregistrements de la tour de contrôle, des photos satellites et plus de 80 témoignages visuels… Sans oublier le must, qu’il brandit sur France 2, le 28 juin 1994 : la boîte noire du Falcon 50. Une boîte tellement noire qu’elle en est fausse. Car, comme son nom ne l’indique pas, une «boîte noire» ne se signale pas par sa noirceur mais par sa couleur orange.
Une colossale esbroufe, donc. Et le premier épisode des rocambolesques tribulations de la petite boîte farceuse. On retrouvera sa trace dans Le Monde, en mars 2004, puis elle se volatilisera, avant de resurgir et de disparaître à nouveau… Au bout de dix ans de traque, la boîte vagabonde sera finalement localisée au fond d’un placard de l’ONU. Totalement «inexploitable», selon les spécialistes.
Reste les deux missiles sol-air qui ont abattu le Falcon 50. Une affaire réglée, selon Bruguière. On veut bien le croire : aussitôt après l’attentat, ce sont les militaires français et les forces armées rwandaises qui se sont rendus sur les lieux du crash. Les Casques bleus, eux, y ont été interdits d’accès. Nos soldats ont donc eu tout loisir — et ce, à plusieurs reprises — d’examiner les débris de la carcasse de l’appareil et de récolter les deux lance-missiles…
Des SAM 7, avait affirmé l’increvable Barril. Finalement non, des SAM 16, rectifiera Bruguière. Des preuves implacables contre Kagame, selon le juge : les tubes de lancement, découverts sous les buissons de Masaka, ont été fabriqués dans l’ex-Union soviétique et vendus à l’Ouganda, qui les a livrés à l’ancien chef rebelle à l’époque où il s’y trouvait en exil… Pour preuve, la liste des numéros des lance-missiles diligemment fournie par des membres de l’ancienne armée gouvernementale et les photos de l’un des deux engins.

Un missile bouchonné

Un scénario en acier fuselé. Mais qui présente, néanmoins, un certain nombre de bizarreries, pourtant dûment notifiées dans le rapport de la Mission d’information parlementaire française. On y apprend notamment que le principal intérêt des fameuses photos du lance-missiles, c’est, tout simplement, de révéler que l’engin n’a pas été tiré : «le tube est en état, les bouchons aux extrémités sont en place, la poignée de tir, la pile et la batterie sont présentes»… On voit donc mal comment il a pu atteindre sa cible. Ce qui est embêtant pour l’avancée de l’enquête, vu que les photos sont les seules preuves matérielles dont l’instruction dispose. Effectivement, les deux missiles et leurs lanceurs ont aujourd’hui, eux aussi, disparu.
Du point de vue des éléments matériels de preuves, le dossier est donc vide. Aux avocats de la défense d’y mettre quelque chose.

Sylvie Coma

TÉLÉ : À quoi reconnaît-on un bon acteur de téléfilm érotique ?


Article mis en ligne le 27 avril 2009

Vous zappez, et, sur le câble, cette opération est interminable : section chaînes infos (LCI, BFM, iTélé, toutes les mêmes, pubs tous les quarts d’heure, rappel des mêmes titres, flux d’infos en continu qui défilent en bas de l’écran, moment éco, minute politique, seconde culture, etc.), section chaînes musicales (guignols en baggy, secousses de black « booty », même soupe rap ou R’n’B partout), sections chaînes de sport, sections voyages que vous ne ferez pas, et puis sections cartoons, cuisine, diversité ethno-culturelle (à chacun sa case : Bretons, cathos, mélomanes, Juifs, parisiens, Russes, Italiens, Arabes, trentenaires cool, vestiges abîmés d’AB Productions, nostalgiques des eighties…) ou encore cinéma, pour des centaines de films qu’entre deux téléchargements illégaux vous tentez, en vain, d’apercevoir.

Pour autant, aux alentours de minuit, ce formidable éclectisme cathodique semble se mettre au diapason d’un étrange mot d’ordre. En effet, moult chaînes, pourtant fort différentes le reste de la journée (W9, Téva, M6, RTL9, NRJ12, pour ne citer qu’elles), entrent en résonance éditoriale et s’alignent alors sur une même stratégie programmatique. Une stratégie aisément repérable à cette petite pastille pourpre dans laquelle est incrusté un nombre (« – 16 ») gorgé de promesses, censée attiser la curiosité, voire le désir, de ceux qui, sans elle, auraient passé leur chemin. C’est le moment du téléfilm érotique spontané, débité au kilomètre par les chaînes qui, comme Cendrillon, passent soudainement du carrosse identitaire à la citrouille mammaire.
Passons sur les raisons évidentes qui encouragent la programmation en masse de ces épices à bas prix, ne revenons pas non plus sur la genèse de ces sex products (années 1980, fin du porno argentique, développement du marché de la vidéo) et concentrons-nous plutôt sur ce qu’ils contiennent, malgré tout, de fascinant. Je veux parler de l’acteur de téléfilm érotique, ce pilier interchangeable du genre, que la profusion de formes féminines souvent généreuses aurait tendance à éclipser. L’incroyable permanence physico-psychologique de l’acteur de téléfilm érotique (appelons-le ATE) est telle qu’il résiste au zapping le plus hystérique : d’une fiction l’autre, l’ATE ne varie pas d’un iota, réaffirme à longueur de plans sa dimension immuable et mythologique. Acteurs différents mais au service d’un même archétype, qui, à cette heure de la nuit où les frontières se brouillent, fabrique l’illusion d’une continuité fantastique. À quoi reconnaît-on un ATE ?
Tout d’abord au teint de sa peau qui est, à sa mythologie, l’équivalent de la mèche de César : ce bellâtre aux sourcils souvent épilés arbore toujours un bronzage de homard malade, dit « californien » orangé, aussi naturel qu’un masque de terre battue trempée dans le jus de carotte. On le reconnaît aussi à sa mâchoire, exagérément carrée, façon porte-avions, comme si un cerveau, un jour, devait enfin atterrir sur cette tronche de kakou. L’ATE n’a le choix qu’entre deux coupes de cheveux : la coupe courte et légèrement bouffante, genre brushing des pop stars d’antan (George Michael, Modern Talking, Herbert Léonard), ou, plus rare, la tignasse longue et fournie, à la manière du chanteur du groupe Europe, de Sanson ou de Howard Stern.
Ensuite, ses pantalons, amples et colorés, laissent apparaître ses chaussettes et remontent toujours au-dessus du nombril. Enfin, l’ATE, lorsqu’il réfléchit (où garer la Lamborghini ? Pourquoi Brenda ne m’a-t-elle pas rappelé ? Et si Pamela sortait avec Vince ?…), fronce les sourcils, comme Jean Reno lorsqu’il s’essaye à la comédie. Bien sûr, extrait de son biotope naturel, l’ATE serait sans doute l’idiot du village, le benêt qui s’ignore, la pépite furieuse d’un dîner de giga-cons. Au fond, l’ATE est indissociable de l’esthétique flash et funky des années 1980, cette espèce de laideur clinquante que De Palma dans Scarface (1983), Alan Rudolph (Wanda’s Café, 1988) ou Michael Mann dans la série Miami Vice ont si bien décrite. Il en est même la version radicale, abrutie et machiste, sûre d’elle-même.
Aujourd’hui, cet acteur-là a presque disparu, en tout cas sa caricature, mais sa place n’est pas restée vacante : depuis le début des années 1990, le rappeur moyen l’a remplacé. La même petite fabrique du cliché et du néant. Effets d’identité : même misogynie, même valorisation des signes extérieurs de richesse, même vulgarité esthétique, même passion de l’uniforme, même interchangeabilité des acteurs/chanteurs, même vision binaire du monde. Effets symétriques : la liquidation du politique par le désengagement total d’un côté (l’ATE ne se mêle pas de la chose publique, juste de la chose intime) ou par la réaffirmation permanente de son simulacre de l’autre (le tract, le cliché, la stigmatisation).

Jean-Baptiste Thoret

CONFÉRENCE DES NATIONS UNIES CONTRE LE RACISME : La bataille de Durban


Les islamistes ont pris en otage la première Conférence mondiale contre le racisme de Durban. Sa réédition, prévue à Genève du 20 au 24 avril, hésite entre succomber à l’intox de groupes néoconservateurs américains, décidés à avoir la peau des Nations unies, et participer au cirque de quelques guignols, dont Ahmadinejad et Kadhafi, qui songent à venir faire un tour de manège.

En termes de calendrier, la première Conférence mondiale contre le racisme — qui a eu lieu en Afrique du Sud du 31 août au 7 septembre 2001 — ne pouvait plus mal tomber. Nous étions quelques mois après l’arrivée de George W. Bush au pouvoir, quelques semaines après le déclenchement de la seconde Intifada et quelques jours seulement avant le 11 septembre. Il flottait comme un climat empoisonné.
Dans les rues, des radicaux islamistes sud-africains, rejoints par des extrémistes venus pour la Conférence, manifestaient contre «l’holocauste des Palestiniens» aux cris de «sionisme = racisme». Au forum des ONG, l’Union des avocats arabes avait loué un stand pour y vendre Les Protocoles des Sages de Sion. Le même stand exposait des dessins montrant des Juifs aux nez crochus, où l’étoile de David était systématiquement associée à des croix gammées. Sans que cela choque. Trop heureux de venir écouter le discours fleuve de Fidel Castro, certains militants se sont à peine pincé le nez en entendant des slogans antisémites fuser. Les mêmes fermaient les yeux lorsque des groupes d’extrémistes venaient bousculer au caucus européen et au forum des jeunes. Deux militantes belges se sont retrouvées cernées par des dizaines de militants pro-Palestiniens venus les insulter et les traiter de «criminelles», simplement parce qu’elles étaient… juives. L’une d’elles confie n’avoir jamais fait l’objet d’un tel antisémitisme de toute sa vie. Elle venait de tomber sur un tract à la gloire d’Hitler.
Au milieu de la pagaille générale, trois drôles de rabbins posaient pour les photographes devant des pancartes antisionistes. Des Neturei Karta, ces intégristes juifs opposés à l’existence de l’État d’Israël pour des raisons religieuses. Seul Dieu — et non de satanés laïques — pouvant offrir la Terre promise…. Quelques années plus tard, les mêmes viendront faire une conférence au Théâtre de la Main d’or, à l’invitation de Dieudonné…

Caroline Fourest et Fiammetta Venner

IMMIGRATION : Fonctionnaires : remplissez les charters !

Article paru dans le numéro 826 du 16 avril 2008

Tous collabos et la délation érigée en principe. Voilà la nouvelle fonction publique selon Sarkozy. Pour accélérer les rafles de sans-papiers, le gouvernement demande aux fonctionnaires de l’État de participer à la battue. Petit tour d’horizon avec le Réseau éducation sans frontières.

Fin août, un homme se rend au guichet d’un bureau de poste parisien pour y retirer un colis. Une fois le paquet remis, la guichetière refuse catégoriquement de lui rendre sa carte d’identité : «document suspect». Il est prié de revenir à 19 heures… En fin de journée, l’homme revient. On le fait poireauter. Les derniers clients partent, on baisse le rideau de fer. Et tout s’accélère brusquement : trois policiers surgissent d’un couloir, le directeur sort de son bureau : «C’est lui, pour la carte !» Fouille, interrogatoire, contrôle d’identité… Mauvaise pioche. Cette fois, les policiers repartiront bredouilles. L’homme est bel et bien français.



Cette histoire véridique, recueillie par RESF, illustre parfaitement ce que Nicolas Sarkozy est en train de mettre en place. Un réseau de petits mouchards zélés, prêts à jouer les auxiliaires de police sous la protection bienveillante des pouvoirs publics. La nasse est prête. Et le maillage serré. Notes internes, circulaires, décrets, tout est quadrillé : hôpital, ANPE, Assedic, Éducation nationale, services sociaux, inspections du travail, bureaux de poste… Chaque fonctionnaire est invité à relever les filets dès qu’un sans-papiers se pointe.
Premier terrain de pêche : les guichets préfectoraux. Dans une note du 28 février, la préfecture des Hauts-de-Seine définit la nouvelle «mission prioritaire» des agents des sections Accueil et Contrôle : interpeller «systématiquement» les sans-papiers qui, frappés d’une «obligation à quitter le territoire», se présentent «spontanément» au guichet dans l’espoir d’une régularisation. La technique de prise est détaillée selon un «schéma chronologique». D’abord, on bloque la proie en lui piquant son passeport.




Puis, on l’endort en l’invitant à prendre place dans la salle d’attente. Et, enfin, on ferre en appelant le «chef de la section Éloignement», qui organise l’interpellation. Précision : l’arrestation «sera réalisée en cabinet fermé». Recommandation : ces instructions devront être appliquées avec un «zèle particulier» pour une «obligation de résultats»…

Des culottes de peau pour les ronds-de-cuir

Sur ce dernier point, il n’y a pas de souci à se faire. Tout est blindé. Quand il était ministre de l’Intérieur, Sarkozy s’est employé à répertorier, dans une circulaire datée du 21 février 2006, «les difficultés procédurales et les risques contentieux» susceptibles de faire capoter ce type d’opération. Un précieux petit document qui liste les écueils à contourner pour éviter de se faire renvoyer dans les cordes par un juge un peu trop tatillon. Et qui indique les brèches dans lesquelles on peut se glisser. On y enseigne, par exemple, qu’un bloc opératoire, dans un hôpital public, n’est pas considéré comme un… «domicile privé». Et que, dans une préfecture, une interpellation au guichet est légale tant qu’elle demeure… «loyale». Reste juste à s’entendre sur le terme de «loyauté». «Ce n’est pas le lieu d’interpellation qui pose une difficulté, mais la rédaction des motifs de la convocation adressée à l’intéressé.» Pour réussir ce type de coup bas sans se faire coincer, il suffit donc de «respecter quelques règles bien comprises». Dont celle, en or, qui consiste à rédiger une convocation «brève et la plus simple possible», en proscrivant «toutes les indications relatives à l’éventualité d’un placement en rétention». En annexe, pour ceux qui auraient encore quelques difficultés avec les subtilités de la langue française, sont proposés deux modèles de convocations «loyales» d’une concision absolue : deux phrases…



Les sentinelles de l’Hygiaphone

Rien de tel que la méthode et la pédagogie. Dernièrement, en Haute-Garonne, «les organismes ayant vocation sociale» — de l’ANPE à la Cram, en passant par l’Urssaf, la CAF ou la Ddass — ont été invités à partir en stage… à la Police de l’air et des frontières (PAF). Une «formation adaptée» de trois jours et demi, validée par un examen final. Objectif : former des «groupes de référents» qui alerteront directement la PAF, la gendarmerie ou la police pour tout document qui leur semblera louche. La gendarmerie se présentera alors sur «simple appel» d’un employé d’une de ces administrations…
Pour une fois, on ne pourra pas dire que les fonctionnaires sont payés à ne rien faire. Quel que soit le secteur, tout le monde est sollicité. Les agents de l’ANPE et des Assedic sont priés de transmettre à la préfecture — «chaque jour par envoi recommandé avec accusé réception» — une copie du titre de séjour des demandeurs d’emploi étrangers. Les inspecteurs du travail sont invités à jouer les «ouvre-boîtes» des entreprises soupçonnées d’employer des clandestins… Sans compter les demandes intempestives qui peuvent fuser çà et là.



En septembre, l’inspection académique du Haut-Rhin a demandé aux directeurs d’école de recenser «systématiquement» les enfants sans papiers et d’en communiquer le listing à la préfecture, par email ou par téléphone. La levée de boucliers ayant été immédiate, la consigne a été abandonnée dans la journée. «Simple erreur d’interprétation», a-t-on bafouillé en haut lieu…

Le fichier Hortefeux

Désormais, chacun va devoir choisir son camp. À ses risques et périls. Deux assistantes sociales travaillant pour France terre d’asile ont été arrêtées au petit matin du 19 novembre dernier, à leur domicile parisien. Fouille au corps, perquisition, saisie d’ordinateur et transfert, menottées, à Coquelles, dans le Pas-de-Calais. Douze heures de garde à vue pour l’une, vingt-quatre heures pour l’autre. Motif de l’interpellation ? Vérifier si elles s’étaient rendues complices d’aide au séjour irrégulier. Un incident qui est loin d’être isolé, selon France terre d’asile, qui a immédiatement lancé une pétition en rappelant au passage que, selon notre pacte républicain, fondé sur l’égalité et la fraternité, les intervenants sociaux se doivent de venir en aide à tous, indépendamment de leur origine et de leur nationalité. Autant de mots compliqués que les exégètes du gouvernement Sarkozy ne vont pas manquer d’interpréter dans de prochaines circulaires.

Sylvie Coma

CONDITIONS CARCÉRALES : Comment mincir gourmand en prison


Article paru dans le numéro 820 du 5 mars 2008

Pourquoi la gauche se scandalise-t-elle que l’on veuille enfermer indéfiniment des détenus qui ont purgé leur peine ? À en croire l’administration pénitentiaire, les prisons françaises sont certifiées Label rouge. Illustration par l’exemple.


La dernière plaquette de com’ de l’administration pénitentiaire, Chiffres clés 2007 Perspectives 2008, vous donnerait presque envie d’aller en taule. On y apprend que le projet de loi sur les prisons de Rachida Dati, attendu au Parlement au printemps prochain, donnera à l’administration pénitentiaire « un cadre normatif rénové qui traduira les avancées de ces vingt dernières années ». Et on y parle de «gestion des détentions dynamique» et de «démarche de labellisation qualité». Pour un peu, il serait presque question de prison trois étoiles. De quoi laisser pantois tous ceux qui travaillent sur le milieu pénitentiaire.
Prenons, par exemple, un truc basique, dont on peut difficilement se passer si l’on tient à rester en vie : la bouffe. Les directions départementales des services vétérinaires (DDSV), d’année en année et d’une prison à l’autre, multiplient les rapports d’inspection alarmants. C’est vrai que quand ils retrouvent des bactéries d’origine fécale — autrement appelées coliformes — sur des lasagnes, du gratin, du poisson et des andouillettes — comme à Béthune, en mars 2007 —, ils ont de quoi paniquer un peu. Surtout quand les sources de contamination sont multiples : mauvaise hygiène du personnel, manquements dans la désinfection des sanitaires, infestation d’insectes et de nuisibles…

Millefeuille de plâtre à l’émulsion de cafard

Le 22 novembre dernier, quatre-vingts surveillants de Fresnes, lassés de devoir dribbler avec des bataillons de rats dans les cours de promenade, ont manifesté leur ras-le-bol devant la maison d’arrêt.
À Belfort, il aura fallu deux ans et trois mois de combat à la DDSV — après une mise en demeure avec copie au procureur et la menace d’un arrêté préfectoral de fermeture — pour réussir à imposer des travaux d’assainissement dans les cuisines infestées de cafards. Les murs et les interstices créés par les joints manquants tenaient lieu de canaux de circulation à des blattes de 5 à 35 mm de long, les sols crasseux étaient recouverts de crottes, les plafonds écaillés s’effritaient dans les marmites, les murs moisis — jaunâtres en bas, noirâtres en haut — suintaient au-dessus des équipements de cuisson, eux-mêmes posés sur des agglomérés de béton souillé…
En 2006, la Cour des comptes rapporte qu’à la Santé «l’état dégradé du bâti, l’usure du matériel et la prolifération des animaux nuisibles ont conduit le chef d’établissement et son cuisinier à décider de multiplier les repas froids»… Ce qui, au fond, n’a pas changé grand-chose à l’ordinaire de tous ceux dont la cellule se trouve en fin de distribution et dont les plats arrivent, de toute façon, toujours froids.
Selon le Code de procédure pénale, les détenus doivent recevoir «une alimentation variée, bien préparée et présentée, répondant tant en ce qui concerne la qualité et la quantité aux règles de la diététique et de l’hygiène». Ce n’est pas gagné si l’on en croit les témoignages que reçoit l’Observatoire international des prisons (OIP) : à Fleury, les produits en conserve «même pas lavés sont présentés dans l’eau de leur boîte». À Fresnes, un détenu ayant subi une ablation totale de sa dentition en raison d’un cancer du voile du palais est resté plus de six mois sans réussir à bénéficier d’une alimentation mixée. «Il était devenu tellement maigre que des surveillants ont pris l’initiative de lui apporter des briques de soupe», témoigne Marie Crétenot (OIP).
Toujours selon la Cour des comptes, «depuis 1998, le montant dépensé par l’administration pénitentiaire pour l’alimentation des détenus a diminué en euros constants»… La nourriture est tellement carencée qu’il y a deux ans, à Poissy, les médecins ont dû prescrire aux détenus du Rénutril, un complément alimentaire qu’on donne aux séropositifs ou aux anorexiques. Et pour la vitamine C, inutile aux détenus de compter sur leurs familles pour leur apporter des oranges. Tout colis est strictement interdit, à part celui de Noël.
Le 2 février, une femme d’une soixantaine d’années a fait 160 km en voiture pour voir son fils à la maison d’arrêt de Loos. Sujette à des crises d’hypoglycémie, elle a eu le malheur de garder trois carrés de chocolat dans la poche de son manteau : privée de parloir ! Elle a dû repartir sans avoir vu son fils et son permis de visite a été suspendu pour une durée d’un an. L’OIP en a été informé. Trois semaines plus tard, le directeur de la maison d’arrêt est finalement revenu sur sa décision. Un élan d’humanisme, à verser au compte des avancées de ces vingt dernières années, sans doute.

Sylvie Coma

• À lire : la revue de l’OIP, Dedans dehors.