mardi 5 mai 2009

COOPÉRATION : Rwanda, un génocide qualité France

Article de Sylvie Coma paru le 18 avril 2007 dans le numéro 774 de Charlie Hebdo

Le génocide rwandais, dont on commémore le treizième anniversaire, fut une réussite. Grâce à l’excellence française en matière d’assistance militaire. Un savoir-faire, mitonné à l’ancienne dans la bonne vieille marmite coloniale, dont ont su profiter les dictatures du pré carré africain.

C’est au pas de charge que la France, en octobre 1990, est entrée dans le conflit rwandais. Tout a démarré sur un coup de fil exprès du général-président Juvénal Habyarimana à son ami Jean-Christophe Mitterrand, alors responsable de la cellule africaine de l’Élysée. Le régime rwandais, ethniquement pur et hutu, vient d’être attaqué par les exilés tutsis du Front patriotique rwandais (FPR), à partir de l’Ouganda. Les troupes assaillantes sont composées de réfugiés tutsis, bien décidés à rentrer par la force au pays de leurs ancêtres, dont ils ont été chassés, de tueries en pogroms, depuis la fin des années 1950. Habyarimana est aux abois. Jean-Christophe Mitterrand, lui, se prend pour Marie Dubas dans Le Fanion de la Légion : «Nous allons lui envoyer quelques bidasses, au petit père Habyarimana. Nous allons le tirer d’affaire. En tout cas, cette histoire sera terminée en deux ou trois mois1.» On connaît la suite. Cette «histoire» franco-rwandaise de «bidasses» se terminera trois ans et demi plus tard avec le dernier génocide du xxe siècle : entre huit cent mille et un million de morts, en cent jours. Quant au régime génocidaire, il sera finalement défait par les troupes rebelles du FPR, le 4 juillet 1994, à Kigali. Malgré le soutien amical de la France. Un soutien qui a une longue histoire…
Le premier à s’être entiché de la dictature militaire de Juvénal Habyarimana est Valéry Giscard d’Estaing. En 1975, à l’issue d’un safari, il décide d’intégrer cette ancienne colonie belge dans la zone d’influence française. Ce pays, à peine plus grand que la Bretagne, présente un avantage stratégique certain : accolé au géant zaïrois comme une mouche sur le dos d’un léopard, il est, avec le Burundi, l’un des derniers verrous de la francophonie dans une forteresse de pays anglophones.
En juillet 1975, la France ajoute cette petite pièce manquante au puzzle du pré carré africain, en signant avec le Rwanda un «accord particulier d’assistance militaire». Ce traité, qui ne sera jamais publié au Journal officiel, ni présenté au Parlement, prévoit la fourniture de matériels et l’envoi d’instructeurs militaires. Une grande histoire d’amitié commence.



Un génocide à monter soi-même

Le régime mis en place par Habyarimana, au lendemain d’un putsch sans violence — en 1973, deux automitrailleuses lui ont suffi pour prendre la capitale —, passe pour une «dictature à visage humain» des plus présentables, comparée à celles d’un Bokassa ou d’un Eyadema. Les Français, par le biais de la coopération militaire, aideront cette République méritante à devenir un modèle d’obéissance encore plus accompli…Habyarimana, totalement en phase avec l’idéologie raciale qui prévaut au Rwanda depuis la colonisation belge, donne un regain de vigueur à l’apartheid dont sont victimes les Tutsis depuis l’indépendance du pays. Au nom de la «majorité ethnique» (le Rwanda compte alors 85 % de Hutus, 14 % de Tutsis et 1 % de Twas), il bétonne le concept de «démocratie majoritaire». Les Tutsis sont exclus de la vie politique, le système des quotas est maintenu, l’appartenance ethnique est mentionnée sur la carte d’identité, les militaires n’ont pas le droit d’épouser des Tutsis… Le chef de l’État enferme son peuple dans une prison ethnique, encore plus perfectionnée que la précédente, car méthodiquement organisée, grâce au savoir-faire français.Dès 1976, les premiers gendarmes instructeurs débarquent au Rwanda avec une spécialité testée en Indochine et éprouvée en Algérie : la doctrine de la «guerre révolutionnaire», un dispositif de contrôle social qui «fonctionne avec les instruments utilisés lors de la bataille d’Alger2» et qui permet de passer au crible les collines rwandaises dans leurs moindres bosquets. Les techniques sont livrées, clés en main.D’abord, le fichier central de recherche criminelle. (C’est cette base de données qui servira, pendant le génocide, à dresser les listes des «cancrelats» tutsis à éradiquer.)Ensuite, l’organisation des chaînes de commandement. Le Rwanda est plié comme un lit au carré : au sommet d’une organisation pyramidale, le chef de l’État, ministre de la Défense et chef du parti unique, a autorité sur tous, contrôle et nomme tout le monde, jusqu’aux bourgmestres des cent quarante-trois communes, à la base du système de surveillance. (C’est ce réseau communal qui encadrera, équipera et organisera les milices pendant le génocide.)Chaque scribouillard de l’administration territoriale remplit soigneusement sa tâche de mouchard, en rédigeant régulièrement des rapports de renseignements sur papier carbone. Les moindres éléments potentiellement (ou ethniquement) perturbateurs sont passés au tamis. Il est interdit aux habitants de s’absenter plus de trois jours de leur commune sans une autorisation écrite du bureau communal…Enfin, les cellules de base du parti unique — dont tout citoyen est obligatoirement membre, de sa naissance à sa mort — transmettent les mots d’ordre de l’exécutif. Marches de soutien, manifestations, animations… L’enthousiasme populaire est réglé comme une chorégraphie nord-coréenne et mis en musique par la radio nationale. Ce redoutable outil de propagande — au sein d’une population à 60 % analphabète — est contrôlé, comme il se doit, par le patron du Service central du renseignement.C’est ce quadrillage militaire, administratif et politique qui, vingt ans plus tard, permettra le déroulement efficace, rapide et précis du génocide… Merci qui ? Merci, la France.

Sylvie Coma

1. Citation de Gérard Prunier dans l’ouvrage de référence Rwanda : le génocide, Dagorno.

2. Pour tout comprendre à la doctrine française de « guerre révolutionnaire », lire absolument Une guerre noire, de Gabriel Périès et David Servenay, La Découverte, 25 euros.




Génocide
Quatre ans de rodage


Octobre 1990
Quelques heures après l’offensive du FPR, une première vague de cent cinquante paras est aéroportée depuis la Centrafrique. Rapidement, l’effectif des troupes françaises atteint les six cents hommes. Leur mission officielle : la protection des ressortissants français. Même là où il n’y en a aucun, dans le nord du pays, sur la ligne de front… Les soldats français règlent les pièces d’artillerie, pilotent les hélicoptères, supervisent les opérations de sécurité, tiennent les barrages filtrants. Et vont même jusqu’à conduire des «interrogatoires musclés», comme en témoignera Me Éric Gillet, de la Fédération internationale des droits de l’Homme, en novembre 1991…

Décembre 1990
Le torchon extrémiste Kangura publie en quatrième de couverture la photo officielle de Mitterrand, sympathiquement légendée : «Les grands amis, on les rencontre dans les difficultés.» Dans le même numéro, un décalogue haineux — Les Dix Commandements du Hutu — ordonne aux Hutus de «cesser d’avoir la moindre pitié pour les Tutsis». Les premières tueries commencent : un millier de civils tutsis sont massacrés dans le Mutara. Puis quelques centaines d’autres, dans la commune de Kibilira… En janvier 1991, c’est au tour des Tutsis Bagogwe : un millier de tués… Tous ces massacres sont consignés dans des télégrammes diplomatiques qui ne changent rien à la politique de la France au Rwanda. Au contraire. Paris décide de soutenir le moral des troupes rwandaises, en leur envoyant les soldats d’élite des DAMI (Détachements d’assistance militaire et d’instruction) et des CRAP (Commandos de recherche et d’action dans la profondeur). Trente, puis cinquante… Au printemps 1992, ils sont au nombre de cent. Leur spécialité : la lutte antiguérilla et ses techniques de guerre antisubversive. Ça tombe bien, l’organisation des massacres gagne en professionnalisme.

Mars 1992
Un faux tract, lu cinq fois à la radio, dénonce l’infiltration d’«agents terroristes étrangers». La manœuvre provoque aussitôt de nouveaux massacres dans le Bugesera…
Deux ans avant le génocide, les groupes d’«autodéfense» sont déjà parfaitement opérationnels. Et les forces gouvernementales, grâce à l’armement livré par la France, sont passées de cinq mille à quarante mille hommes.

22 novembre 1992
Le vice-président du parti présidentiel, Léon Mugesera, lance un appel explicite lors d’un meeting : «Sachez que celui à qui vous n’avez pas encore tranché la tête, c’est lui qui vous tranchera la vôtre. Ces salauds doivent disparaître tous ensemble. Nous devons nous mettre au travail tous ensemble.»

Février 1993
Le projet d’extermination est formalisé par le colonel Théoneste Bagosora, directeur de cabinet au ministère de la Défense. Commandes de munitions, encadrement des miliciens, émissions de radio : le dispositif est détaillé dans son agenda personnel…

Août 1993
Juste après la signature du traité de paix d’Arusha, les armes sont ouvertement distribuées aux miliciens… La France continuera à en livrer plusieurs semaines après le déclenchement du génocide.

6 avril 1994
Une demi-heure après l’attentat contre le Falcon 50 du président Habyarimana et bien avant que l’événement soit annoncé à la radio, les premiers barrages filtrants sont dressés dans la capitale. Les tueurs ont leurs listes en main… Quelques jours plus tard, la France organise la fuite de plusieurs membres des «escadrons de la mort». Et abandonne aux machettes le personnel tutsi de la mission diplomatique française.

S. C.

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