mardi 5 mai 2009

REPORTAGE EN ARCTIQUE : Pas de drapeau blanc pour l’ours blanc

Article paru dans le numéro 841 du 30 juillet 2008

Partout dans le monde, l’ours blanc est un symbole. Sauf ici, dans l’Arctique canadien, où il est un gibier. Et aussi, entre chasse et fonte des glaces, un enjeu politique et financier.



C’était la grande question à mon retour. Et, j’ai dû l’avouer, non, je n’en ai pas vu, d’ours. Même si, m’empressais-je d’ajouter, j’aurais pu. Car s’il est un endroit où l’ours pullule, c’est bien ici. Au Nunavut, territoire de l’Arctique canadien. Sur 25 000 ours polaires dans le monde, on en compte 15 000 ici.
Dans la petite île d’Igloolik, personne ne sort sans son fusil. Il suffit d’aller pisser pour être mis en garde : «Attention, ne t’éloigne pas trop, regarde bien autour.» Et même si de mémoire d’Inuit personne ne s’est jamais fait bouffer par un ours, on ne sait jamais. Trois mètres de haut, des griffes à vous arracher la tête d’une chiquenaude et aucun scrupule à vous transformer en steak. L’ours par l’odeur alléché va même jusqu’à rôder près des maisons… Maisons en face desquelles il finit le plus souvent écartelé, vidé, et en train de sécher.







Le Graal des viandards de luxe

Car l’ours est surtout un gibier. Tradition oblige, les Inuits ont droit à des quotas de chasse : 500 ours pour tout le Nunavut en 2008. Trente et un pour les 1 500 habitants d’Igloolik (soit, en moyenne, un tous les dix jours, ce qui n’est pas rien).
Une partie de ces quotas est dédiée à ce qu’on appelle ici la «chasse sportive». Comprenez : de riches étrangers qui viennent tirer un ours pour ramener la tête et la peau dans leur salle de séjour. Les demandes affluent du monde entier, «car l’ours est pour n’importe quel chasseur le roi des trophées», explique l’organisation des chasseurs et trappeurs d’Igloolik, qui sélectionne les heureux trous du cul. Cette année, cinq des trente et un ours attribués à Igloolik ont été cédés à ces amateurs de chair fraîche. «Il y a dix-neuf demandes en ce moment. Nous les mettons dans un chapeau et nous tirons au sort.» C’est que ça se mérite, un ours : comptez trois à cinq ans d’attente — mais pas d’inquiétude, en allongeant les dollars, ça finit toujours par venir.

Quand l’ours est vache à lait.

L’ours est rare, mais pas tant que ça. D’un côté, 15 000 bêtes réparties sur une surface grande comme trois fois la France, ça n’est pas grand-chose. Mais, si on fait le calcul, ce sont trois ours de moyenne sur un carré de 20 kilomètres de côté. Avec un bon hors-bord et une bonne paire de jumelles, c’est le carton assuré. «En plus, la plupart du temps, c’est l’ours qui vient vers nous», commentent les chasseurs. Le naïf croit sentir une proie, s’approche en salivant, et c’est lui qui se fait descendre par un bedonnant flanqué d’un fusil de guerre. C’est dire le caractère «sportif» d’une telle chasse.
Comme tous les chasseurs du monde, les Inuits voudraient tirer toujours plus sans être emmerdés. C’est pourquoi ils ont l’impression d’avoir l’univers entier contre eux. Tenez, le gouvernement américain, par exemple, qui au mois de juin dernier plaçait l’ours blanc sur la liste des espèces menacées (à cause de la fonte des glaces, qui l’empêche de chasser le phoque). «Les ours ne sont pas les affaires des Américains», rage l’Inuit du rang. «Cette décision aura un impact économique négatif sur les Inuits», renchérit sur un ton plus diplomatique le vice-président du Nunavut. Il faut dire que l’ours, et ça on le sait moins, représente un bon paquet de dollars.
Sur 500 ours chassés dans l’année, une bonne centaine le sont par les fameux chasseurs «sportifs». Chacun d’eux déboursant 35 000 dollars (voyage, frais de guide, matériel…), l’ours rapporte 3 millions de dollars, dont la moitié reste au Nunavut. Pactole non négligeable pour ce territoire de 30 000 habitants.
Mais, depuis le classement sur la liste des espèces menacées, les chasseurs américains ne pourront plus revenir à la maison avec leur trophée. À quoi bon chasser si on ne peut pas montrer le cadavre aux copains ? Les tartarins américains se rabattront logiquement sur d’autres fauves. D’où un manque à gagner que déplore le ministère de l’environnement du Nunavut : «Pour l’instant, il reste encore suffisamment de chasseurs qui viennent d’autres pays, mais on redoute que l’Europe copie la décision américaine.» La jolie peluche s’est muée en enjeu politique et économique ; et, au Canada comme partout ailleurs, on ne rigole pas avec ça.



La peluche cannibale

Arrêtez de nous emmerder, les ours ne sont pas menacés pour la bonne raison qu’ils n’ont jamais été aussi nombreux. Leitmotiv martelé par les chasseurs inuits, les organisateurs de safaris polaires et le gouvernement du Nunavut. En contrepoint, la voix de Lily Peacock, jeune biologiste responsable de la gestion des ours à Igloolik : «C’est vrai que les ours sont plus nombreux que dans les années 1970, où ils n’étaient que 5 000. Mais c’est parce qu’ils ont été protégés que leur population a augmenté. Si on relâche la protection, ils vont décliner à nouveau.» De fait, les experts les plus pessimistes prédisent la disparition de l’ours blanc d’ici à une quarantaine d’années. À cause de la chasse, mais aussi, bien sûr, de la fonte des glaces, «trop rapide pour que l’ours puisse s’adapter».
Ne pas s’adapter, c’est risquer de finir comme ces deux ours qui ont dérivé depuis le Groenland sur un iceberg avant de se faire abattre en Islande par des policiers affolés. Ne pas s’adapter, c’est aussi, moins médiatiquement, crever de faim, tout simplement : «On découvre de plus en plus d’ours faméliques, et même des cas d’infanticides ou de cannibalisme, car les ours ont de plus en plus de difficultés à se nourrir. Ce genre de chose était rarissime auparavant.» Lily Peacock a même estimé le nombre d’ours morts à cause du réchauffement climatique : environ 200.
J’en connais qui s’en tamponnent, de cet ours trop mignon pour être autre chose qu’une icône pour petits nenfants. Pas sa faute à lui si l’ours est à la banquise ce que Lady Di était aux bombes antipersonnel. Un symbole parfois agaçant, il est vrai. N’empêche : on peut aimer les peluches sans être nunuche.

Antonio Fischetti

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